La nouvelle promotion d’élèves conservatrices et conservateurs du patrimoine, accueillie début janvier, a débuté sa formation par un séminaire sur les politiques culturelles en Nouvelle-Aquitaine.
Elle y a rencontré les principaux acteurs patrimoniaux de Bordeaux et ses environs (DRAC, Centre d’interprétation Bordeaux Patrimoine mondial, Mairie de Bordeaux, château ducal de Cadillac, ville de Saint-Émilion, musée d’Aquitaine, Muséum d’histoire naturelle, CAPC musée d’art contemporain, musée des Arts décoratifs et du design, musée des Beaux-Arts, Archives départementales de la Gironde).
Lors de la visite du château de Cadillac, les élèves ont découvert les cellules des jeunes filles qui y furent « préservées » ou plutôt détenues pendant le XIXe et une partie du XXe siècle. Emus par leur histoire et alors qu’ils réfléchissaient au nom que devrait prendre leur promotion, ils ont choisi de porter le nom de l'une des grandes figures de l'histoire des femmes, Michelle Perrot, professeure émérite d’histoire contemporaine à l'université Paris-Diderot.
Voici leur argumentaire
« C’est le regard qui fait l’histoire, en suscite le désir, préside à sa fabrication. C’est lui qui dissout l’obscurité et provoque la recherche. Le silence sur l’histoire des femmes vient moins d’une carence des sources que de l’incuriosité, de l’indifférence à leur endroit. » Michelle Perrot, « Le silence des sources », dans : Françoise Blum (dir.), Genre de l’archive. Constitution et transmission des mémoires militantes, Codhos éditions, 2017, p. 5.
Michelle Perrot (née Michelle Roux, en 1928 à Paris) est une historienne contemporanéiste française, professeure émérite de l’Université Paris VII - Denis Diderot. Étudiante à la Sorbonne à la fin des années 1940, elle est l’élève d’Ernest Labrousse, un des fondateurs de l’histoire économique et sociale, qui dirige sa thèse de doctorat (soutenue en 1971) sur les grèves ouvrières en France à la fin du XIXe siècle. Les vies ouvrières ne la quitteront plus ; elles peuplent ses ouvrages (d’Enquêtes sur la condition ouvrière en France au XIXe siècle (1972) à Mélancolie ouvrière (2012)) et sont au cœur de nombre des aventures collectives qui jalonnent sa carrière. Professeure au lycée de jeunes filles de Caen dans les années 1950, elle réalise sa première enquête sociologique sur le monde ouvrier avec son mari Jean-Claude Perrot. Elle prend part à la création de la revue d’histoire sociale Le Mouvement social, puis dans les années 1970 collabore à la genèse de l’écomusée du Creusot aux côtés de son directeur, Marcel Évrard.
Elle participe dans ces mêmes années à l’avènement de l’histoire des femmes en France, envisageant dans une même logique la dynamique des rapports sociaux et celle des rapports genrés, et s’engage avec force dans le militantisme féministe au Mouvement de libération des femmes (MLF). À Jussieu, où elle est devenue professeure, elle crée en 1973 avec Pauline Schmitt et Fabienne Bock le premier enseignement sur l’histoire des femmes. Son intitulé – « Les femmes ont-elles une histoire ? » – montre bien les interrogations et le manque de légitimité qui entourent alors encore ce domaine de recherche. Ces travaux aboutissent, au tout début des années 1990, à la monumentale Histoire des femmes en Occident en cinq volumes qu’elle codirige avec Georges Duby. Cette publication œuvre à l’institutionnalisation de la recherche sur l’histoire des femmes et permet d’ouvrir la voie, en France, aux études de genre. Si Michelle Perrot est avant tout connue pour ses travaux sur l’histoire des femmes, les ouvriers et les ouvrières, elle a également publié de nombreux ouvrages portant sur l’histoire de la délinquance, des prisons (Les ombres de l'histoire : crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion 2001) ou encore de l’intimité (Histoire de chambres, Paris, Le Seuil, 2009).
Le cheminement d’intellectuelle et d’historienne de Michelle Perrot montre ainsi comment l'intérêt pour les marges et pour les minorités fonctionne de manière transversale, dans une volonté d’ouverture à l’ensemble des sciences humaines. En participant à l’invention de son sujet d’étude – l’histoire des femmes –, Michelle Perrot propose une lecture renouvelée des sources archivistiques. Elle s’éloigne des méthodes de l’histoire quantitative de Labrousse, pour porter son intérêt sur les écrits du for privé (correspondances, journaux intimes, autobiographies…) souvent écartés par les historiens au profit des archives publiques. Elle défend ainsi un nouvel usage du patrimoine écrit – et du matrimoine, sources produites par des femmes – en racontant « l’histoire d’en bas » et en mettant la lumière sur les « ombres de l’histoire », vies négligées et écartées de celles des élites.
Or, si « l’histoire c’est de l’artisanat qu’on fabrique avec des matériaux », les différents champs des patrimoines auxquels nous sommes formés correspondent à autant de supports matériels dont la conservation garantit les futurs possibles de l'écriture de l'histoire. À ce titre, le parcours de Michelle Perrot incite les futurs conservateurs et conservatrices que nous sommes à réaffirmer la place essentielle de la source historique, qu’elle soit document, objet, œuvre, bâtiment, monument ou matériau archéologique. Sa démarche nous invite à défendre et porter avec rigueur les méthodologies des sciences sociales, tout en redonnant leur juste place aux traces sensibles de l’oralité, de la culture immatérielle, des corps et de leurs gestes dans l’écriture des histoires.
Conserver, c’est également pour nous assumer la part d’engagement d’une pratique professionnelle qui, parce qu’elle est au cœur de la vie de la cité, n’est ni neutre ni dépourvue de choix cruciaux, ainsi que la dimension nécessairement située de nos savoirs. Tout au long de sa carrière et jusqu’à aujourd’hui, Michelle Perrot concilie engagement politique et projet intellectuel. Elle s’engage contre la guerre d’Algérie en adhérant au Comité Audin contre la torture, puis fonde avec Françoise Basch le Groupe d’études féministes, espace de discussion non mixte abordant les questions d’avortement, de viol, d’homosexualité, de prostitution ou encore de travail domestique. Dans les années 1970, elle développe un dialogue fécond avec Michel Foucault sur le droit des prisonniers et les mécanismes de l’enfermement. Elle s’engage ensuite dans la lutte contre l’épidémie du VIH en siégeant au Conseil national du sida, et en présidant l'association Sida-Mémoires créée par l’historien Philippe Artières pour préserver les archives privées de personnes affectées par le virus.
À travers l'ensemble de ses écrits, Michelle Perrot propose des questionnements dont l'actualité ne s'est jamais démentie. Son œuvre, profondément engagée et engageante, se fait le reflet d’une société complexe d’où les minorités ont trop longtemps été exclues. C'est parce qu'elle réhabilite les mémoires, toutes les mémoires, que sa démarche nous inspire : dans l'écriture ininterrompue de ce qui constitue le patrimoine, de sa particulière résonance dans une société faisant face à ses paradoxes et ses engagements ; dans la lutte sans cesse à mener pour la préservation des passés dont ce patrimoine doit être le support privilégié ; dans la constitution et la diffusion de la culture, enfin, dont Michelle Perrot est l'une des grandes contributrices.
Cette attention aux autres, si chère à Michelle Perrot et à nos futures missions, nous inspire aujourd’hui, en tant que professionnels du patrimoine et de sa conservation, et nous encourage à emprunter son nom. Sous sa plume, le « je », toujours discret, s’efface souvent derrière le « nous », dans une démarche constante de collégialité et de travail collectif. Son rôle de professeure et d’enseignante, toujours si bienveillante envers ses élèves, résonne également avec la dimension de transmission qui est indissociable de notre profession ; car le patrimoine est précisément le lieu où s’engagent des superpositions entre les voix et les histoires, publiques et personnelles, qu’il nous faut partager de la meilleure manière. C’est en explorant l’histoire des femmes, des ouvriers et ouvrières, leurs paroles et le champ de l’intime que Michelle Perrot a trouvé les fondements de sa démarche. Sous son égide, nous espérons défendre – ensemble – ce qui nous est si précieux et saura nous guider, en tant que promotion au cours des dix-huit prochains mois et comme collègues à l’avenir.